mercredi, février 07, 2007

AFFAIRE KHALIFA

Khalifa : quand le clan Belkheir draguait le PAF dimanche 14 janvier 2007 Trop méconnu, le livre de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’États (La Découverte 2004), a décrit par le menu l’ascension du jeune et fringuant Rafik Khalifa. Extraits. « Un groupe pharmaceutique, un réseau bancaire tentaculaire, une compagnie de location de voitures, une société de bâtiment, la première compagnie aérienne privée d’Algérie, en quelques années, le jeune Rafik Abdelmounène Khalifa est devenu le « milliardaire algérien qui compte ». Mais comment a-t-il pu devenir milliardaire si rapidement ? Fils de Laroussi Khelifa, l’un des fondateurs du MALG, ancêtre de la Sécurité militaire (voir supra, chapitre 1), il a bénéficié du soutien du « clan Belkheir ». En 2001, après que sa compagnie aérienne a été autorisée à desservir la France, le jeune milliardaire se met à distribuer massivement de l’argent dans l’Hexagone pour des opérations de communication : il devient ainsi sponsor de l’Olympique de Marseille, l’un des plus prestigieux clubs de football français, en lui promettant quinze millions d’euros sur cinq ans. Cerise sur le gâteau, un Airbus spécial pour transporter les joueurs… « Ami des footballeurs », Rafik Khalifa aime aussi les stars du cinéma et du show-business : le 28 février 2002, suite aux terribles inondations qui viennent de faire plus de mille morts à Alger (et juste après une visite de Cheb Mami sur les décombres du square Triolet — vaste tombeau pour des dizaines de cadavres sur lesquelles s’activent les pelleteuses de l’armée — qui détourne opportunément l’attention des médias des « Pouvoir assassin ! » scandés par les habitants de Bab-el-Oued), Rafik Khalifa emmène sur place et « à ses frais » une cinquantaine de célébrités du paysage audiovisuel français et du cinéma, dont Gérard Depardieu et Catherine Deneuve. Le soir du match opposant l’équipe nationale algérienne de football à l’OM, au lieu de rendre visite comme prévu aux sinistrés de Bab-el-Oued, Deneuve et Depardieu sont conviés à un dîner officiel avec le président Bouteflika. Le lendemain, ils se retrouvent à la Une de la presse algérienne en compagnie du président, un bon « coup de pub » pour le régime. Pour l’ancien banquier Omar Benderra, le but de cette opération était de « montrer au peuple algérien que le régime était apprécié par de grandes stars internationales et au peuple français que ses stars pouvaient aller en Algérie, un pays totalement fréquentable » [1]. Dans les mois qui suivent, tout le gotha médiatique et artistique français est sollicité pour s’afficher en compagnie de Rafik Khalifa : Jacques Chancel, Mario (de « Star Academy »), Josiane Balasko, Carole Bouquet, Claude Brasseur ou Paul Belmondo ; des célébrités du PAF comme Marine Jacquemin, Daniela Lumbroso, Michel Chevalet, Muriel Robin, Karl Zéro, Benjamin Castaldi, Flavie Flament, Christine Deviers-Joncours, ils seront plusieurs dizaines de stars à prêter complaisamment leur image aux opérations de communication du nouveau golden boy algérien. En avril 2002, plusieurs stars du film Astérix et Obélix, dont Alain Chabat et Djamel Debbouze, s’envolent même pour Alger à bord d’un Airbus de Khalifa Airways spécialement affrété pour eux. Reçus dans une luxueuse résidence présidentielle, ils sont accueillis par Gérard Depardieu qui les attend en compagnie de Rafik Khalifa et des plus hautes autorités algériennes, notamment le Premier ministre Ali Benflis et le général Larbi Belkheir, directeur de cabinet du président Bouteflika. Officiellement, il s’agit de célébrer la projection gratuite d’Astérix et Obélix pendant une semaine en Algérie. Manifestement aussi à l’aise dans le rôle de chargé de communication du régime algérien que dans celui d’acteur français numéro un, Gérard Depardieu tente de faire partager son enthousiasme à Alain Chabat : « 200 000 enfants vont en profiter, tu te rends compte ? Et puis tu va voir l’homme, quand tu vas voir Boutef ! [2] À la table d’honneur, le général Belkheir est encadré par Gérard Depardieu et l’écrivain Marek Halter… Quelques mois après cet épisode, Reporters sans frontières révélera que pour assurer un large écho à ses opérations, Rafik Khalifa invitait régulièrement journalistes et patrons de presse et leur versait même parfois des enveloppes de 4 000 francs en liquide en contrepartie d’articles élogieux [3]. Khalifa TV, la « voix de l’Algérie » En septembre 2002, le milliardaire lance en France une nouvelle chaîne de télévision par satellite : Khalifa TV. Comme si elle avait reçu un feu vert politique des autorités françaises, la chaîne, qui s’est installée en région parisienne dans des studios loués à TF1, commence à émettre sans même avoir obtenu l’autorisation du CSA. Parmi ses premiers invités, Gérard Depardieu. Ses fournisseurs : la plupart des sociétés de productions parisiennes, à qui Khalifa TV fait miroiter de sonnants et trébuchants achats de programmes qu’elle promet de payer au prix fort . Pour inaugurer son nouveau jouet télévisuel, Khalifa organise début septembre à Cannes une fête pharaonique. Quelques mois auparavant, jouant les mécènes de la Côte d’Azur, il avait dépensé une somme astronomique, près de 35 millions d’euros, pour acquérir ce qu’un agent immobilier cannois lui avait présenté comme la « plus belle villa de la ville » [4]. Située sur les hauteurs de la petite Californie, le quartier le plus huppé de Cannes, la nouvelle propriété du milliardaire algérien comporte pas moins de trois villas, quatre restaurants, trois piscines et un parc de 3 000 mètres carrés avec vue sur la mer, bref, de quoi recevoir le gratin de la jet-set mondiale. Présentant sa fête comme une soirée humanitaire en faveur de la fondation de Trudie Styler, l’épouse du chanteur Sting, Khalifa parvient à faire venir à Cannes Naomi Campbell, Emmanuel Philibert de Savoie, le prince de Yougoslavie, Mélanie Griffith et même la nièce du président Bush, bref, le tout Hollywood, mais aussi de grands acteurs français comme Gérard Depardieu ou Catherine Deneuve. Au programme : concerts privés d’Andréa Bocelli et de Sting. Parmi les trois cents invités, beaucoup sont venus dans des avions spécialement affrétés par Khalifa Airways, la plupart sont logés dans les plus grands palaces de Cannes. « Pour être sûr qu’il y aura suffisamment de stars, il faut parfois les payer. Cela oscille entre 15 000 et 30 000 euros pour une soirée. Il a vraiment loué une foule, quoi… », explique Emmanuel de Brantes, un chroniqueur mondain invité à la soirée [5]. Une foule que Khalifa va s’employer à rentabiliser… Tout au long de la soirée, les stars défilent dans une petite pièce de la villa pour enregistrer des spots publicitaires pour Khalifa TV. Dans le casting, l’une des nièces du président Bush, Gérard Depardieu, qui semble avoir déjà bu quelques verres de champagne au moment d’enregistrer le spot, et même… Hervé Bourges. Vêtu d’une chemise hawaiienne, l’ancien président de TF1, de France télévision, et du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) rappelle lourdement ses états de service, puis, alors que Khalifa TV a commencé à émettre en France sans même attendre son conventionnement par le CSA, Hervé Bourges lui souhaite la bienvenue « au moment où, en 2003, s’annonce l’année de l’Algérie en France… ». Mais quelques jours après cette fête, un petit grain de sable va s’introduire dans le « plan média » bien huilé de Rafik Khalifa. Tout a commencé début 2002, quand le milliardaire a décidé de sponsoriser le club de rugby de la ville de Bègles. Administrateur du club, Gérard Depardieu est habitué à faire du « business » avec les régimes autoritaires, comme celui de Vladimir Meciar, un populiste slovaque d’extrême droite [6], ou le Cuba de Fidel Castro. Mais fin septembre 2002, invité à assister à un match en compagnie de Rafik Khalifa, Noël Mamère, député « vert » de la Gironde et maire de Bègles, prend publiquement ses distances à son égard : « Ce monsieur est proche du régime algérien que j’ai toujours condamné, pour ses tortures, pour la façon dont il traite ses Kabyles et ses minorités, pour la participation active du général Nezzar à des tueries, et cet homme, très riche, est un des soutiens du régime. [7] ». Ulcéré que le député-maire écologiste ait osé s’en prendre à son sponsor et ami Khalifa, Depardieu dérape dans les vestiaires. Visant Noël Mamère, il déclare devant les caméras : « C’est dommage que Bègles ait un maire aussi con. Un maire raciste comme cela, en 2002, bref […] il a peut-être chié dans son froc en velours. » Le lendemain de cet incident, Depardieu décolle pour l’ouest de l’Algérie, visite les vignes qu’il vient d’être autorisé à acheter et lâche à la cantonade : « Venez, les gars, il y a du pognon à prendre ! [8] » Quelques jours après, la chaîne du jeune milliardaire attaque très violemment Noël Mamère à l’antenne : « Depuis quinze jours, explique notamment un éditorialiste algérien, le plus grand escroc de la politique en France, Noël Mamère, charlot notoire, veut relancer les scores minables qu’il a fait lors de l’élection présidentielle … [9] » Suite à cet éditorial diffamatoire et aux protestations du député français, le CSA, dirigé par Dominique Baudis, envoie une mise au point à Khalifa TV, mais autorise la chaîne à émettre légalement en France. Mieux, le CSA autorise désormais Khalifa TV à produire de l’information. Le 24 février 2003, un coup de tonnerre déchire le ciel de l’empire Khalifa : trois de ses collaborateurs, dont le patron de Khalifa TV Djamel Guelimi, sont arrêtés à l’aéroport d’Alger avec des valises contenant près de 300 000 euros non déclarés. Larbi Belkheir s’échinera vainement à étouffer le scandale [10]. Inquiet que celui-ci ne rejaillisse en France, l’Élysée aurait alors discrètement suggéré à Alger de mettre fin à l’aventure. Des pans entiers de l’empire Khalifa vont alors s’effondrer les uns après les autres. Des milliers d’Algériens seront ruinés par la faillite de Khalifa Bank. Hormis les petits déposants, qui auront le droit à un remboursement à hauteur de 6 000 euros, les opérateurs publics et privés « n’ont qu’à assumer la responsabilité de leurs actes », dira le Premier ministre Ahmed Ouyahia. Leur a-t-on simplement dit que déposer de l’agent à Khalifa Bank était un « acte » répréhensible ? Quant aux créanciers français dont les pertes ne seront évaluées qu’à 25 millions d’euros, ils reçoivent l’assurance d’être « remboursés [11] ». Recherché par Interpol, Rafik Khalifa se réfugie alors à Londres. Fin décembre 2003, la justice française finira par ouvrir une information judiciaire contre lui. Confiée à la juge Isabelle Prévost-Desprez, une magistrate spécialisée ayant longtemps œuvré au pôle financier de Paris, elle permettra peut-être de savoir pour le compte de qui Rafik Khalifa travaillait vraiment et surtout pourquoi, après avoir été l’un des sponsors de l’« Année de l’Algérie en France », il fut si brutalement lâché par Alger et Paris [12]… En mars 2004, alors qu’il est toujours recherché par Interpol, la chaîne de Rafik Khalifa reprendra mystérieusement ses émissions depuis Londres. « Année de l’Algérie en France », année de l’amnésie Tout au long de l’année 2003, « année de l’Algérie en France », les grands médias du service public, dont la plupart sont partenaires de l’opération, s’illustreront par une couverture particulièrement complaisante de la situation algérienne. Après le terrible tremblement de terre qui fait des milliers de victimes dans la région d’Alger le 21 mai 2003 et alors que le cercle présidentiel reçoit une pluie de pierres à Boumerdès où il tente de se rendre, France 3 organise ainsi une soirée de « solidarité » pour les sinistrés. S’y côtoient Hervé Bourges, Cheb Mami, Faudel, Enrico Macias, Roger Hanin… Quelque temps après, alors que la polémique enfle sur les détournements des dons de l’étranger, on verra le même Cheb Mami rassurer tout le monde en arrivant à Boumerdès (en même temps qu’une équipe d’Arte) avec un camion rempli de denrées alimentaires… À l’occasion de la campagne présidentielle de 2004, Cheb Mami entonnera encore la chansonnette aux côtés du nouveau candidat des généraux… Abdelaziz Bouteflika. Alors que les sinistrés réfugiés dans des camps de fortune manifestent quotidiennement en Algérie, Arte diffuse pour sa part un reportage réalisé par Faouzia Fékiri — une journaliste s’étant distinguée à maintes reprises par des reportages reflétant largement les thèses du régime, et primés a contrario par la « critique internationale » — qui tente de donner une bonne image de la situation. Dans son documentaire, Fékiri montre ainsi un univers où l’on est logé et nourri aux frais des autorités, où les enfants sont en vacances permanentes, où le cirque vient à proximité et les reçoit gratuitement, où les médecins se déplacent et proposent leurs services sans frais, leurs médicaments à l’œil, un univers où la logistique est assurée par des hommes et des femmes d’une intégrité admirable, où les entrepreneurs se dévouent corps et âme, bénévolement [13]… Et la tendance des médias français à nier l’évidence est générale : quelques semaines auparavant, annonçant l’arrivée à Alger du président Jacques Chirac, le 20 heures de TF1 lançait par exemple en ces termes un reportage sur les disparus : « En Algérie, où la situation s’est calmée depuis l’arrivée du président Bouteflika, il faut tout de même savoir que les exactions des islamistes se poursuivent. Les groupes armés islamistes ont fait près de 100 000 morts dans tout le pays depuis dix ans et ils ont effectué des milliers d’enlèvements. L’État algérien n’a toujours pas enquêté sur ces disparitions [14]. » Hallucinante — d’autant que le reportage diffusé immédiatement après ce lancement contredit radicalement ces propos attribuant aux islamistes la responsabilité de ces disparitions —, cette présentation des faits illustre une tendance générale des médias à minimiser les responsabilités des autorités algériennes dans les difficultés de la population et à renoncer à enquêter sur la situation. Depuis 1996, la plupart des chaînes françaises ne réalisent d’ailleurs plus elles-mêmes d’enquêtes sur l’Algérie. À quelques rares exceptions près, la plupart des documentaires tournés sur place depuis cette date l’ont été par des confrères d’origine algérienne ayant souvent été proches du régime et développant opportunément les thèses des généraux éradicateurs. Fin 2003, une série de trois reportages diffusés pas France 5 entreprend ainsi de relater les dix ans de guerre qui viennent de ravager l’Algérie [15]. Très proche de la vision officielle du clan éradicateur du haut commandement militaire, pourtant accusé de crimes contre l’humanité, cette série sera saluée par une partie de la presse française [16]. Les auteurs parviendront même à convaincre la journaliste Arlette Chabot, aujourd’hui directrice de l’information de France 2, d’en lire le commentaire. Seul le journal Le Monde soulignera que le film comprend surtout des « jugements péremptoires », des « vérités assénées », des « dogmes sans appel » et au final, une « vision manichéenne de la situation » [17] . » Extraits de : Lounis AGGOUN et Jean-Baptiste RIVOIRE, Françalgérie, crimes et mensonges d’États, La Découverte, Paris, 2004, pages 578-583.